Concilium Civitas Almanac 2020/2021 – Professor Georges Mink 'Revisiter 1989 a la lumiere de ses conséquences : analyse par un « spectateur engagé »” – tekst francuski –

Revisiter 1989 à la lumière de ses conséquences : analyse par un « spectateur engagé ». Prague 6 décembre 2019

Les commémorations du 30e anniversaire de la fin des régimes communistes en Europe centrale ont eu toutes ou presque la même tonalité grise. Le contraste est saisissant lorsque on projette les films sur le moment 1989, avec ces Berlinois joyeux passant par les ouvertures du mur de Berlin ou ces foules inventives à Prague qui font sonner les clés pour dire aux communistes de s’en aller. Certes, à Varsovie après la victoire des élections semi-libres du 4 Juin 1989 la joie est davantage contenue, mais elle est visible sur les visages.

Aujourd’hui, à l’exception de quelques commémorations convenues, avec un protocole de routine, les conférences s’interrogent surtout sur les désillusions, les rêves trahies, les mauvais choix d’antan, les détournements de la volonté populaire. On peut formuler la thèse que sur 1989 s’est posée la chape de plomb des périls du présent. Ces phénomènes que sont la montée des narrations populistes adressées aux secteurs de la population marginalisés par les politiques de transition ou/et souverainistes face à la construction européenne, le démontage des mécanismes de contrôle démocratiques remplacés par des mécanismes de gouvernance autoritaire, peuvent-ils être induits mécaniquement de 1989 ? Et l’irruption de nouvelles configurations géopolitiques dépendant de l’imprévisibilité de certaines personnalités politiques corrompues ayant prise sur le destin du monde, découle-t-elle de la fin de la division en deux blocs idéologiques ? On peut ajouter à cela les drastiques inégalités socio-économiques et les flots des migrants Sud-Nord, comme les mouvements sociaux spontanés dus aux privations relatives des classes moyennes dans les pays post industriels. Y aurait-il un lien de cause à effet entre ce qui s’est passé il y a trente ans et les phénomènes qui nous inquiètent tant aujourd’hui ?

La réponse est non, mais….

Car si on analyse de près ce qui s’était passé un peu avant 1989 et pendant 1989, on constate qu’à cette période déjà certaines ressources ont été accumulées pour servir les acteurs politiques ultérieurement. Mais tous les malheurs du monde n’incombent certainement pas à 1989 ! Identifier et localiser ces ressources ne veut pas dire établir des déterminismes mais simplement voir ou certains actions et comportements intentionnels ont produits des effets imprévisibles.

Quelques acteurs principaux de 1989 nous ont mis en garde très tôt, comme par exemple Bronislaw Geremek qui, déjà en 1990, a dit : « la liberté est acquise, la démocratie reste incertaine », ou encore ce même Geremek nous dira en 2004 en pastichant une autre sentence célèbre du Premier ministre du Piémont « nous avons fait l’Europe, il reste à faire les Européens ».

Quel est le point de départ ?

Qu’est ce qui se passe à la fin des années quatre vingt ? D’abord les situations sont largement différenciées malgré la très trompeuse et homogénéisante image du bloc soviétique. En Pologne, il y a l’impasse dans l’affrontement entre le pouvoir et la société, tandis qu’en Hongrie on vit sur les beaux restes du compromis kadarien, appelé aussi l’archipel du Goulasch, pendant que le parti communiste se divise et l’opposition cherche ses voies. En revanche en Tchécoslovaquie, nonobstant la Charte 77, et la mobilisation des croyants, on subit une normalisation qui s’essouffle tout en ayant l’air de marcher, tandis qu’en Bulgarie on mime le gorbatchévisme de façade avec l’Ecoglasnost, alors qu’en Roumanie sévit encore l’omnipuissant couple Ceausescu. Certes c’est une image qui ignore les tendances profondes, encore souterraines mais c’est elle qui domine lorsque l’équipe de Gorbatchev s’évertue à lever l’hypothèque de la doctrine Brejnev. Nous y reviendrons.

La pensée paresseuse qui aime les raccourcis métaphoriques nous offre une image idyllique des mouvements centrifuges de 1989, comme celle d’une avalanche, ou celle d’un jeu des dominos, voire encore celle d’une boule de neige. Pourtant une des principales conséquences de la diversité des situations internes, héritée de la différenciation progressive des trajectoires nationales, est l’hétérogénéité dans le tempo et dans la dramaturgie des processus de sortie du communisme. Si on devait déjà recourir pour des raisons pédagogiques aux métaphores des jeux on verrait qu’il y a eu d’abord le jeu de poker menteur qui caractérisait les tâtonnements des négociateurs de la Table ronde polonaise ou de la Table hongroise, plutôt triangulaire dans sa deuxième phase de juin-septembre, puis le jeu d’échec, à la recherche d’échec mat et, enfin seulement, le glissement harmonieux des pièces du domino. Or pour que cette dernière métaphore soit crédible il a fallu l’acte symbolique des démolitions des frontières comme entre la Hongrie et l’Autriche le fait de sectionner les barbelés par Gyula Horn, et surtout les pioches des Berlinois qui ouvrent le mur de Berlin. 

Aujourd’hui ces ralentis de l’époque constituent un matériau de distinction narrative pour les compétitions politiques qui opposent les plus souvent les « libéraux » et les « illibéraux ». De cette querelle mémorielle sur le tempo des changements, sortira le stigmate de l’entente entre les élites rouges et les soi-disant élites roses, pour le partage du pouvoir politique et économique de l’après communisme. Au prix de gommer la complexité et les obstacles rencontrés pendant le déroulement du processus de sortie du communisme.

Pour mieux le comprendre il me faut rappeler ici le contexte de la fin des années quatre-vingt.

Quel est l’horizon des attentes et des anticipations tactiques entre 1985 ou plutôt 1987 et 1989 ? 

D’abord à l’Ouest. Où domine la conviction que le communisme a encore une longue durée de vie, malgré l’évidence des bouillonnements internes rapportés par les chercheurs ou les diplomates. Ainsi le secrétaire d’Etat, Henry Kissinger effectue une tournée à l’Est, et arrivé à Moscou suggère à Gorbatchev de laisser l’Europe centrale se « finlandiser » contre la garantie des Américains de ne pas chercher à attirer cette région dans le bloc occidental. Président Bush Senior durant son voyage en Pologne et en Hongrie se place intellectuellement dans le scénario des communistes, voire de Moscou, à savoir le « partage bicéphale des pouvoir avec une reconnaissance pour Jaruzelski et les dirigeants hongrois… ». Mais, paradoxalement, il se méfie du réformateur issu des rangs du PSH, Imre Poszgay, jugé trop aventurier, qui aurait pu contrarier la politique gorbatchévienne ! Enfin François Mitterrand, pourtant auteur de célèbres vœux du 24 décembre 1981 à la Nation française, où il dira que « tout ce qui sera bon pour sortir de Yalta sera fait », n’envisage l’avenir qu’à petits pas, quitte à choquer les Est-européens. Ainsi, il fera la proposition de la « Confédération Européenne » englobant aussi la Russie, en ajoutant que la réunification mettra des dizaines d’années. Il provoque une forte réaction d’un Vaclav Havel, outré de tant d’incompréhension du rôle que la Russie soviétique vient de jouer dans son pays pendant un demi-siècle. La confédération apparaîtra alors comme une astuce pour faire calmer les impatiences, mais les Européens du centre-est y verront une sorte de salle d’attente voire de parking.   En pleine élection semi-démocratique de Juin 1989 en Pologne, que certains analystes considèrent comme le point tournant de la révolution antisoviétique, le Président français se promènera à Westerplatte avec le général Jaruzelski, considérant que c’est à ce dernier de mener le jeu. Tout au long des années quatre-vingt Mitterrand pensera plus crédible la voie kadarienne de l’évolution en Europe centrale que celle proposée par les mouvements d’opposition démocratique. Il se méfie des élans révolutionnaires des clandestins de Solidarnosc. L’anecdote veut que lorsque János Kadar est venu en visite officielle en France à l’invitation du Président Giscard d’Estaing, au lieu de se rendre comme le voulait la routine des dirigeants du bloc communiste, au siège du Parti communiste, il rendra visite au secrétaire du PS, square Malesherbes. Mitterrand en conçoit non seulement une dette mais aussi la conviction que le communisme doit évoluer selon la voie choisie par le dirigeant hongrois. Helmut Schmidt comme Helmut Kohl appelleront à la modération craignant le coup d’arrêt de la politique de leur Ostpolitik : rapprochement entre les deux Allemagnes. On pourrait citer beaucoup d’autres exemples du conservatisme géopolitique de l’époque des dirigeants occidentaux, effrayés de la possibilité des conséquences dramatiques de l’accélération révolutionnaire. Mais même chez certains intellectuels connus pour leur engagement anticommuniste le pessimisme est de règle. Pour anecdote je citerai Jean François Revel qui nous déprima en disant dans un best-seller « Comment les démocraties finissent » que « la démocratie aura été dans l’histoire un accident, une brève parenthèse, qui sous nos yeux, se referme »[1]. Certes, aujourd’hui il serait davantage entendu.

A l’Est, les incertitudes dominent également. Les acteurs centre-est européens scrutent les évolutions du gorbatchévisme souvent avec scepticisme.  Rares sont ceux qui croient qu’il s’agit d’un authentique tournant dans la politique étrangère soviétique et c’est malgré toute une théâtralisation de la stratégie de communication pratiquée par l’épicentre de l’empire, dont la pièce maîtresse est constitué par des voyages du leader soviétique à Belgrade, à Prague, à Varsovie ou encore pour le 40e anniversaire de la naissance de la RDA.

Les émissaires du Kremlin ont pour tâche d’ouvrir des espaces de plus grande fluidité à l’activité des forces centrifuges pour délester l’empire des charges qui freinent la modernisation, pour ne pas dire qu’ils empêchent le sauvetage du communisme international. C’est le rôle d’un Bogomolov ou d’un Jagodowski. Ce dernier dira dans une interview à Tokyo en février 1988 en commentant les événements du Printemps de Prague en 1968 « qu’aucun parti ne peut s’arroger le droit d’appeler à l’aide quiconque pour s’opposer à une décision prise par un autre pays ». Qui veut l’entendre comprend qu’il s’agit d’acte de décès de la doctrine Brejnev. C’est aussi l’époque où la socio-technique et l’expertise font une irruption dans les choix des politiciens réformistes de Moscou, Budapest ou Varsovie. L’anecdote que je vais raconter brièvement, illustre les limites du projet gorbatchévien et montre combien l’activité politique créatrice sous l’égide de Gorbatchev pour téléguider les changements ne pouvait plus stopper la tendance lourde à l’éclatement du régime communiste. En octobre 1981 mon collègue d’origine tchèque, Zdenek Strmiska et moi-même nous bénéficions d’une convention d’échange entre le CNRS et l’Académie des Sciences de l’URSS pour donner quelques conférences à Moscou. Mais nous partons avec en poche une lettre d’introduction d’un leader du Printemps de Prague, exilé à Innsbruck, Zdenek Mlynar, qui a été dans les années cinquante co-disciple de Gorbatchev à l’Ecole Supérieure du Parti.  Cette lettre nous ouvre l’accès au cercle des experts autour de Alexander Jakovlev. Une de préoccupations de ce dernier consiste à scénariser les évolutions des pays satellites de l’Europe centrale. Nous rencontrons dans cette ruche des scénaristes politiques entre autres Igor Kliamkin, Andronik Migranian, Viatcheslav Dachitchev, Abramtzumov. Abramtzumow, par exemple, est en charge de scénariser l’évolution est-allemande. Il nous renseigne sur ce que dira le lendemain Mihail Gorbatchev à Honecker lors du défilé commémoratif du 40e anniversaire de la RDA. Nous rencontrons aussi Marina Silvanskaya Pavlovna, connue à Prague pour y avoir travaillé à la rédaction de la revue du Kominform dans les années soixante, fervente admiratrice de l’esprit du Printemps de Prague et de ses leaders.  Elle sera en charge du scénario tchèque. Elle nous raconte qu’une interview a été faite avec Alexandre Dubcek, encore en résidence surveillée, filmée discrètement à Bratislava à l’insu des camarades tchèques, pour la très populaire émission de Leningrad, le 5e Roue. Ce film doit préparer l’opinion soviétique à un acte incroyable : le retour de Dubcek à la tête de l’Etat tchécoslovaque – avec la bénédiction de Gorbatchev, qui dit-on hésite entre son co-disciple Mlynar et Dubcek. Malgré un passage décevant à Prague en 1987 Gorbatchev souhaite le changement ce qu’il prouve en répondant à la question d’un journaliste : « quelle différence y a-t-il entre la perestroïka et le Printemps de Prague ? – Seulement vingt ans ». On connaît la suite, le scénario gorbatchévien ne se réalise pas, c’est Havel qui deviendra le Premier Président de la Tchécoslovaquie post communiste, Dubcek devait se contenter de la présidence de l’Assemblée Fédérale. Le premier gouvernement sera pourtant dirigé par Calfa, membre du Parti communiste encore la veille pratiquement de sa nomination. Le passage de régime n’obéira pas au scénario initial.  Des entretiens que nous avons pu avoir il découlait que le scénario général du leader soviétique était le partage du pouvoir, aux oppositions la gestion de la crise économique et aux communistes le poste de Président au pouvoir comparable à celui du Président de la 5e République française. Cela ne marchera que provisoirement dans trois cas pour des mandats courts, en Pologne avec le Président général Jaruzelski, en URSS avec Gorbatchev et en Bulgarie avec Peter Mladenov. La plupart de ces projets échouent, mais l’effervescence des scénaristes dont les scénarios circulent chez les réformateurs dans la plupart des Partis communistes chancelant, mais encore au pouvoir accrédite, pour qui veut le savoir, l’hypothèse de la fin du régime.

Une des conséquences majeures de ce qui s’était joué en 1989 concerne les structures de la légitimité révolutionnaire et post révolutionnaire. Elles ont été d’entrée de jeu fragiles et vulnérables produisant des effets contestables et autorisant ainsi des lectures en demie teinte, voire antagoniques.

Le jeu de légitimation s’opère autour des différentes lectures du sens des TR :

Les tables rondes se suivent mais ne se ressemblent pas. Mais la manière dont s’opère le transfert de pouvoir que ce soit via les négociations autour des tables rondes où dans les coulisses ont le même effet en termes de légitimation révolutionnaire et post révolutionnaire, effet de brouiller la distribution des cartes.  Prenons, cependant, le cas polonais et hongrois où le signifiant c’est-à-dire la métaphore mobilière de la TR recouvre de plus près le signifié c’est-à-dire les résultats des négociations.

Il y aura une véritable compétition autour des bénéfices en légitimité entre les deux côtés de la Table. Par exemple pour le 10e anniversaire de la Table ronde le général Kiszczak exhibe à la Télévision un film tourné à l’insu des participants qui les montrent dans des poses de connivence, comme pour compromettre les participants ? Les seules festivités sont celles, organisées par le président Kwasniewski, au Palais Namiestnikowski, avec la reconstruction de la TR, 20000 visiteurs et signature d’un album de photos choisies de façon partisane.

A l’opposé des scènes partisanes La Table Ronde équivaut à l’acte fondateur de la « révolution trahie », « Qu’est ce qui s’est caché sous la table ? »

On distingue trois catégories d’attitudes :

Les « nostalgiques » (table ronde = légitimité = droits d’auteurs = connivence dédiabolisation des communistes, paradis de la réconciliation etc.), on y trouve les ex-communistes replâtrés en néo-sociaux-démocrates et les libéraux de l’union pour la liberté

Les « suspicieux » (et les « exclus », il cultivent la mythologie de la trahison (qu’est-ce qui s’est caché sous la Table ronde, théorie du complot : partage des bénéfices entre élites, révolution trahie etc. (Janos Kis désignera le « pêché originel » de la Table hongroise qui ne permet pas de jouer le rôle de source de légitimité)

Janos Kis : « la véritable maladie organique de la TR (hongroise) était que derrière la salle secrète se cachait une salle encore plus secrète où les représentants du PSOH menaient de front des tractations avec un groupe restreint de l’opposition, essentiellement le Forum démocratique »

Les « outsiders » : ceux qui y participèrent mais n’en n’ont pas bénéficié comme les Kaczynski. « A Magdalenka, il s’agissait de légaliser Solidarité. Il n’y a pas eu d’entente secrète pour rendre le pouvoir politique à l’opposition contre le maintien du pouvoir économique par les communistes. En revanche s’est produite alors une fraternisation de l’opposition avec les représentants du régime. Les communistes l’ont rentabilisé ultérieurement »

Les gains immédiats des ex-communistes :

Les communistes obtiennent immédiatement des gains importants: évitement d’une condamnation directe parce que l’opposition s’autolimite et n’ose pas appeler un « chat un chat », la critique du régime devait éviter que l’on s’en prenne aux personnes physiques c’est-à-dire les communistes et le régime lui-même devait être critiqué de façon elliptique

2 exemples :

-4 jours après la session d’ouverture la partie gouvernementale veut mettre au pied du mur « S » : « Que voulez vous le capitalisme ou le socialisme ? »

Réponse de Mazowiecki : »Je ne sais pas si en Suède il y a le capitalisme et au Cambodge le socialisme. Pour moi la ligne de partage la plus importante passe entre le totalitarisme et l’anti-totalitarisme ».

-Et Havel aussi dans une rencontre avec les communistes dira « la révolte de novembre était dirigée contre l’ordre totalitaire et pas contre les communistes »

C’est pendant cette période que le communisme échappera à une condamnation globale et les communistes négociateurs établiront la différence entre eux, les acteurs des tables rondes et les staliniens abstraits.

Pour les ex-communistes polonais ou hongrois, engagés dans la conversion de leurs partis, les Tables rondes sont une chance historique à double titre. D’une part, les oppositions leur donnent l’opportunité de négocier une reddition contrôlée et partielle. D’autre part, elles sont pour les communistes une occasion de manifester implicitement une sorte d’acte de confession, de repentance, de réclamer (et imposer) leur réhabilitation patriotique, condition de retrouvailles, par l’intermédiaire de leurs interlocuteurs, avec leurs communautés nationales. Ils cessaient ainsi d’être les étrangers à leur nation, socialement haïs et politiquement méprisés. Pour la première fois, on leur souriait sincèrement, on les tapotait familièrement sur l’épaule, on acceptait de se faire photographier en leur compagnie. Cela créa des liens psychologiques et il n’est pas étonnant qu’ils soient nostalgiques de ces moments de fraternisation, minorés dès les premières victoires électorales anti-communistes, dénigrés aussitôt la chute effective de l’empire. Le retour d’une dynamique „eux”/”nous”, à la faveur des vagues simultanées des élections et des campagnes décommunisatrices, a renforcé chez eux le mythe d’une table unificatrice et harmonieuse. Aleksander Kwasniewski, qui fut un négociateur actif de la partie gouvernementale, futur président de la République de Pologne, parlera même d'”une chance perdue”.

Après 1989, progressivement s’opère sur ce terroir fertile un glissement du juridique de la justice transitionnelle inassouvie (les ratés de la lustration et de la décommunisation sont nombreux) vers le symbolique et le mémoriel. Le clivage concernant l’interprétation de 1989 se durcira autour du thème de l’impunité des crimes communistes.

Cependant c’est au cours de la période qui suivra avec son cortège des transformations sociales et économiques que s’accumuleront les principales hypothèques ayant leurs sources en 1989.

La victoire massive de la pensée libérale en politique économique et dans les politiques sociales, avec des personnalités symboliques comme Leszek Balcerowicz en Pologne, avec en toile de fond le stigmate de la main de l’étranger, symbolisée par les économistes libéraux, Jeffrey Sachs et David Lipton, ouvrira un boulevard au discours critique social visant des vrais problèmes mais facilement instrumentalisé par les populistes.

La survalorisation du retour à l’Europe, comme l’orientation à marche forcée vers l’avenir, aura pour conséquence de faire grandir un autre thème déficitaire qui permettra de construire une narration nationaliste et souverainiste eurosceptique. Elle s’appuiera efficacement sur le désir d’une importante fraction de la population, spoliées de son histoire et mémoire héroïques, de la renationalisation du discours historique national avec ses vraies ou fausses légendes héroïques.

Le mélange de ces hypothèques habilement instrumentalisé offrira de beaux jours aux partisans de la rupture conservatrice et autoritaire.

Pour conclure quelques mots sur le désarroi sémantique comme toile de fond de la vulnérabilité des structures de légitimité révolutionnaire de 1989. On observe que l’absence du consensus quant à la qualification de ce qui s’est joué en 1989 a eu pour effet de faciliter la manipulation historique. Il suffit de regarder les effets politiques produits par les tentatives de dé légitimation de 1989 en Europe centrale. Cet étrange révolution et l’illisibilité de son message ont provoqué un véritable concours de beauté des labels hybrides: le concept le plus connu fut celui de Timothy Garton Ash la „refolution” mais aussi de Jadwiga Staniszkis la „révolution discrète”, une métaphore inspiré par les statistiques où on parle de la courbe discrète qui tantôt apparaît tantôt disparaît, enfin la „révolution négociée” de Laszlo Bruszt, „la révolution sans barricades”de François Fejtö, „la révolution sans adversaires” etc. Cette illisibilité a ouvert la voie non seulement au scepticisme académique mais aussi et plus encore à une certaine catégorie d’acteurs politiques au discours démagogique qui parlent d’une révolution inachevée, d’une révolution trahie et certains regrettent même que le sang n’ait pas coulé, et qui proposent une deuxième étape révolutionnaire avec des potences pour ainsi apposer définitivement le sceau de la rupture révolutionnaire. Ce désarroi accentue encore le paradoxe, visible surtout en Pologne, de l’inversion non annoncé des vainqueurs théoriques que devaient être les ouvriers membres de Solidarnosc, en parias des usines qui ferment en vertu de la politique de restructuration et d’austérité, tandis que les vaincus théoriques qu’auraient dû être les membres de la nomenklatura du régime communiste profitent du capitalisme naissant et échappent à la justice transitionnelle. C’est un formidable levier pour la propagande des partis nationalistes conservateurs comme PIS ou Fidesz. Albert Camus avait raison en disant que „Mal nommer les choses c’est ajouter au malheur du monde”.


[1] Le bilan de la perception française et par voie de conséquence de son engagement en Europe centrale est contrasté. Au bénéfice de la France on peut dire que très tôt les autorités françaises pratiquent la double diplomatie lors des voyages officiels, dont l’acte le plus symbolique sera sans doute le petit déjeuner de François Mitterrand à l’Ambassade de France à Prague, en décembre 1988 avec les dissidents tchèques les plus réputés, à la barbe des dirigeants communistes. Après un bref flottement au moment de l’introduction de la loi martiale en Pologne à laquelle Claude Chaysson, ministre des affaires étrangères réagit en disant « c’est une affaire interne polonaise, bien entendu nous n’allons rien faire », la France décide de l’octroi massif de statut de réfugiés politiques aux Polonais de Solidarnosc. Après les événements de 1989, la France va créer la Miseco et financer l’Association pour la Communauté Européenne. La Pologne puis aussi la Hongrie bénéficieront d’un budget conséquent de la Fondation France-Pologne dirigée par de Chalendar. La France sera un des principaux fondateurs et bailleurs des fonds de la nouvelle Banque, la BERD, devant aider à soulager les dettes des pays de l’Europe centrale et aider à leur développement. Mais aussi pendant cette période les Français manifestent une certaine ignorance et naïveté. On n’oubliera pas d’aussitôt ces visites en Pologne et en République tchèque du ministre du Plan français, Lionel Stoleru, qui tentait d’expliquer aux nouveaux dirigeants de l’Europe centrale, fraichement libérés du carcan de la planification centrale, les avantages d’un plan à la française.